L'incontournable auteur que nous rencontrons tous aux alentours de la 3e du collège vous écrit aujourd'hui. Entre les lignes, découvrez ses amitiés, son caractère, ses habitudes. Et, comme toujours, retrouvez la Chronilettre et ses activités à télécharger en fin de page. Bonne lecture !
15 avril 1860,
Rouen.
Chers lecteurs,
Mon cœur s’envole jusqu’à vous aujourd’hui pour exprimer l’immense joie qui l’envahit. Depuis plusieurs mois que je me languissais, enfin, une lettre est arrivée. Ma bien-aimée Louise a daigné me répondre. C’est à peine si j’espérais encore de ses nouvelles. Vous connaissez nos deux caractères bien trempés…
Moi, refusant de me plier aux multiples conduites de cette bourgeoisie qui nous étouffe chaque jour davantage. Elle, tournée vers son féminisme rageur, vociférant sur l’ingratitude masculine et revendiquant la signature de son nom sur ses publications. Imaginez, un prénom féminin sur la couverture d’un livre ! Je ne voudrais pas déchaîner les foudres contre moi… Cela dit, notre George Sand dont le courage ne souffre remise en doute, a compris depuis longtemps que le succès littéraire ne peut, pour l’heure, s’espérer qu’à l’abri d’un pseudonyme masculin.
Alors, pensez bien que ma fougueuse Louise Colet se lamente sur un échec prévisible. Qui achètera son nom ? Ses essais historiques et ses poèmes ne supporteraient pas l’affichage de la féminité. Et je dois avouer, en toute discrétion, que ces écrits ne sont pas, disons, d’une remarquable qualité. Oh ! Surtout n’allez pas répéter ces basses paroles issues de ma cruelle critique. Pour avoir contribuer à ces rédactions, je sais ce que j’avance mais je ne supporterais pas une énième fâcherie avec ma correspondante préférée.
Déjà, le malheur m’avait pris de lui suggérer de ne point s’emporter lors des réceptions données dans son salon et, voyez le résultat : des semaines interminables sans aucun signe de sa part.
Je me demande si mon compère Baudelaire n’avait pas raison en voyant une ressemblance entre Louise et Madame Bovary. Ou plutôt inversement. Il est juste que mon héroïne de roman a un caractère quelque peu semblable. Refusant la médiocrité de son époux et sa modeste vie de province, cette représentation de l’insatisfaction possède le tempérament de ma dulcinée. Enfin, laissons là cette œuvre publiée il y a trois années et le séjour au tribunal qui suivit.
Parlons de mes nouveaux projets. J’ai imaginé une nouvelle qui touchera, sans doute aucun, les lectrices les plus aguerries. Mon personnage principal, une modeste servante de ferme normande, verra son fiancé la quitter juste avant leur mariage pour une coutumière histoire d’argent.
Je veux que ma petite Félicité (notez le choix ironique de ce prénom heureux) soit aussi bonne que vouée à la plus noire des tristesses. Mon décor ne vous surprendra guère, vous savez combien je suis attaché à ma Normandie natale. Je n’en suis qu’au commencement de mon travail, le titre est à peine posé, « Un Cœur simple », qu’en dites-vous ?
Je débute la rédaction donc l’ouvrage paraîtra peut-être dans dix, quinze voire dix-sept ans… La perfection n’a pas de limite et je dois, comme à mon habitude, peser et réviser chaque mot, chaque virgule. Mon gueuloir m’est d’une utilité incontestable dans cet exercice. Je hurle chaque syllabe de mon texte dans ce recoin privé. Je vous assure que c’est un examen qui ne tolère aucune imprécision. Criez vos écrits, vous verrez. Seule une prose élaborée supporte ce passage à la voix tonitruante. Dieu merci, je n’ai pas de voisins à déranger.
Je retourne à mon ouvrage, l’idée me vient d’ajouter quelques malheurs. Un vieillard malade ou un perroquet empaillé ? Je sais, les deux !
Que la perfection vous apporte les joies du travail qu’elle se plaît à me refuser…
Gustave Flaubert.
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