Sans son poste de botaniste auprès du gouverneur, Jeanne se retrouvait sans le sou. Ses maigres économies avaient été englouties dans l’achat des quatre murs branlants de son nouveau moyen de survie qui ne lui rapporterait rien avant d’indispensables aménagements.
Lorsque la Française avait cherché à se loger chez les habitants, pourtant recommandée par les domestiques du domaine, elle s’était heurtée à des mines aussi fermées que les portes des maisons dont elle repartait bredouille. En réalité, les habitants ne se méfiaient pas d’elle mais de l’avis que le nouvel intendant entretiendrait envers les hôtes de celle qu’il mésestimait au point de la mettre à la rue.
Après avoir arpenté l’île en tous sens, Jeanne s’était rendue à l’évidence : même en échange des services précieux que ses compétences variées pouvaient rendre, personne ne lui offrirait un toit. Tenir une maison, s’occuper des enfants, faire prospérer une plantation, rédiger les papiers administratifs ou partir aider en mer, aucune de ces capacités n’éloignerait la peur inspirée par l’autorité protectrice de l’Isle de France, Monsieur Maillart Du Mesle.
Sa tête avait ensuite bouillonné pendant les dernières nuits dans sa maisonnette, espérant voir jaillir l’étincelle qui lui sauverait la vie face aux profondes ténèbres formées par son inquiétant futur. Acculée, ayant l’impression d’avoir épuisé les derniers ressorts de son imagination, le crâne douloureusement vide, Jeanne avait vu une image se glisser comme une faible lueur dans l’opacité de ses réflexions. Des marins, oui, beaucoup de marins…
Voilà des personnes que l’ancien valet cernait suffisamment pour savoir ce qu’elles aimeraient trouver en arrivant à terre après un long voyage éreintant. Même si Jeanne avait mis du temps à se rendre compte des données humaines que son voyage à bord de l’Étoile lui avait fourni, elle se sentait désormais prête à en faire bon usage. En tout cas, le meilleur possible afin de s’assurer de quoi vivre seule sur cette île soudain inhospitalière.
Les travailleurs de la mer attendaient impatiemment les escales et l’Isle de France, comptoir français fréquenté, accueillait de vastes équipages en toutes saisons. Les matelots connaissaient l’endroit pour y être déjà venus ou pour en avoir écouté les minutieuses descriptions de leurs compagnons. Il fallait donc leur offrir ce qu’ils espéraient trouver à terre : un endroit pour passer leurs moments de relâche, entre eux, avec leur couple préféré : le vin et la viande.
Ainsi, dans une baraque près du port dont la vue sur l’océan apportait un horizon d’espoir, Jeanne nettoyait, frottait, arrangeait les meubles récupérés devant les maisons puis, éreintée jusqu’aux os, elle s’interrompait quelques heures, transformant deux sièges accolés en couchage d’appoint.
Maladroitement installée, le dos douloureux, la patronne repensait à sa petite maison blanche, à ses années auprès de Philibert sous ce toit dont les senteurs suaves demeuraient présentes à ses narines. Malgré sa peine, l’installation au cœur de Port-Louis avait été un choix judicieux : cette capitale garantissait un minimum de ressources aux plus démunis dont on ignorait le chapardage.
Peu à peu, Jeanne redécouvrit des aspects de sa personnalité et, après des années cachée auprès de Commerson, elle retrouva goût à échanger avec ses semblables. Certes, son rôle de tenancière de cabaret suscitait quelques regards en coin mais les commerçants y voyaient un moyen supplémentaire de prospérer, notamment le charcutier qui lui fournirait la viande pour sa clientèle et se chargeait de la faire accepter auprès de tous.
La nouvelle boutiquière soupçonnait d’ailleurs quelques-uns de ses voisins de déposer des planches neuves à côté de leurs négoces à l’heure de la fermeture. Ces commerçants savaient qu’elle les ramasserait le soir. Ces discrets coups de main la confortaient dans ses efforts et lui donnaient du courage pour le lendemain. Par la suite, ces dons l’aideraient à garnir les pièces destinées à son logement.
Pour l’heure, la salle d’une propreté irréprochable manquait de tables. La travailleuse rassembla le bois à sa disposition puis officia avec l’aisance d’un apprenti menuisier. Elle assembla les lattes deux à deux avant de les fixer sur des pieds, assez solidement pour résister aux brocs et aux renversements inévitables dans toute taverne qui se respecte.
La propriétaire accrocha enfin son enseigne sous les yeux dubitatifs mais respectueux des habitants qui ne savaient choisir entre indifférence et admiration envers cette femme si peu ordinaire. Restait à savoir si elle les laisserait entrer dans son établissement et comment elle se débrouillerait face aux nuées de matelots envahissant son cabaret après plusieurs mois de privation en mer…
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